Le blog de Nicolas de Rouyn

Bonjour.
Ceci est un blog dédié au vin et au monde du vin, qu'on appelle aussi le mondovino. Et à tout ce qui entoure le vin, les belles tables,
les beaux voyages, les tapes dans le dos et les oreilles tirées.
Cela posé, ce qu'on y lit est toujours de-bon-goût-jamais-vulgaire,
ce qui peut plaire à votre mère. Dites-le lui.
(Only dead fish swims in ze stream).
Les photos sont signées Mathieu Garçon, sauf mention. Pour qu'elles soient belles en grand, il suffit de cliquer dessus.
Au fait, il paraît que "l'abus d'alcool est dangereux pour la santé, à consommer avec modération".
Nicolas de Rouyn



mardi 5 juillet 2016

« Je mets le champagne infiniment au-dessus de toutes les drogues »


Voilà ce que dit Amélie Nothomb à Charles Philipponnat. L’auteur de Hygiène de l’assassin et l’auteur du clos-des-goisses 2006 enfin réunis chez Taillevent pour une conversation finement croisée. Deux visions inspirées du champagne par deux beaux esprits qui élèvent les bulles au rang du rêve, de la poésie, de l’objet d’art enfant du génie éclairé de la civilisation des Lumières. C’est notre ami Jean-Luc Barde qui a préparé cette rencontre au sommet.



Vos deux vies sont accompagnées, traversées par le champagne, pourquoi, comment ?
Amélie Nothomb : Je suis une enfant d’ambassade. Je suis née quand mon père était consul de Belgique au Japon. Dans toutes les ambassades de la terre, l’eau c’est le champagne et le fournisseur de la Belgique était à l’époque Laurent-Perrier, il y a pire. Mes parents recevaient mille personnes par mois. Je n’étais pas invitée à ces réceptions, mais je n’en étais pas exclue. Petite, je passais à quatre pattes au milieu des gens, personne ne me chassait, ne me parlait, je faisais partie des meubles et j’avais remarqué que les adultes buvaient quelque chose de très intéressant. à l’âge de deux ans et demi, j’ai saisi une flûte et j’ai bu ce qu’il en restait. Je ne savais pas ce que c’était, mais ça m’a enchantée. C’est là qu’a commencé une longue carrière de finisseuse de flûtes qui a bercé mon enfance. Je ne le faisais pas en cachette, ça n’était pas mal vu. Très vite le contrat avec mes parents fut ainsi : « Ma fille, du moment que tu es la première de la classe, tu fais ce que tu veux. » Je pense que j’y ai souscrit pour pouvoir continuer à boire au cours des réceptions, de manière aussi discutable et si peu discutée.
Charles Philipponnat : Mais à deux ans et demi, au bout de trois coupes, vous deviez sombrer dans l’inconscience.
A. N. : En l’occurrence j’étais déjà à quatre pattes. Très vite, j’ai eu une pratique certaine de l’ivresse. Comme Obélix, je suis tombée dedans quand j’étais petite !
C. P. : Mon père faisait du champagne, mon grand-père faisait du champagne, on peut ainsi remonter sur seize générations, jusqu’à un ancêtre suisse venu de la Gruyère. C’était un garde suisse sous François 1er, au moment où les compagnies suisses furent débandées pendant les guerres d’Italie. Certains vinrent s’installer en Champagne. Mon père était le chef de cave de Moët et Chandon et Dom Pérignon.
A. N. : Magnifique.
C. P. : Par la suite, j’ai été rattrapé par la généalogie et suis venu m’occuper de la maison Philipponnat. Il y a un parallèle amusant avec votre histoire. J’étais un peu plus âgé qu’à vos « débuts », lors des mariages, après quelques flûtes chapardées, je pouvais être hors de contrôle. Mes parents n’appréciaient guère cette pratique. Un jour, j’entraînais une jeune fille dans mon « vice » dans l’espoir de la séduire. La manœuvre eut quelque succès, au rebours de ce que j’espérais : elle fut très malade et dut aller se coucher. Je l’ai rencontrée il y a peu chez un ami et j’ai découvert à cette occasion que j’avais commis le plus grand crime de ma vie. M’ayant reconnu, elle m’a fait prendre la mesure de l’étendue de mon forfait en me confiant que depuis, elle n’avait plus jamais bu de vin. C’est mon plus grand déshonneur.
A. N. : C’est une erreur de casting, avec moi c’eût été un triomphe.

à qui appartient la maison Philipponnat ?
C. P. : Cette maison avait été créée par mon grand-père et son frère en 1910. Elle a ensuite fusionné avec Gosset dans les années 70, Albert Gosset souhaitait faire un grand pôle du pinot noir entre Aÿ et Mareuil. à la mort de son fils, il a tout bazardé, les deux marques sont passées dans les mains d’un fond d’investissement, puis de Marie-Brizard. Après leur propre débâcle, Philipponnat fut repris par le groupe Boizel Chanoine Champagne créé par Bruno Paillard. Il m’a demandé de m’en occuper, puisque j’étais Champenois et portait le nom de la marque, mais au-delà d’une mission d’ambassadeur. J’ai la responsabilité des décisions qui concernent Philipponnat, j’ai les mains libres.



Quel place le champagne tient-il dans votre œuvre ? 
A. N. : Une place colossale. Il est à la fois la condition, le but, le ton, le Graal, la récompense, le réconfort. L’essentiel de mes droits d’auteur est dépensé pour l’achat de belles bouteilles. Cependant je n’écris pas sous l’effet du champagne, j’ai essayé, ça ne donne rien. Pour écrire ces petits livres de rien du tout il faut un contrôle absolu. J’ai une grande règle, jamais de champagne avant midi. Tout ce qui tient lieu d’écriture se déroule avant. Un jour sur deux je m’autorise le champagne, aujourd’hui est un jour sublime, alléluia !
C. P. : Merci.

Vous avez fait du champagne un personnage de vos livres.
A. N. : Il est très souvent l’assassin, l’arme du crime. Laissez-moi être prétentieuse et croire que le champagne est le style de mon écriture. J’aimerais qu’elle soit aussi légère, gracieuse et élégante que lui.

La littérature joue-t-elle un rôle dans la vie de l’homme qui signe le champagne Philipponnat ?
C. P. : Le champagne fait voyager. Au cours de mes déplacements, il m’arrive de coucher mes impressions sur des petits carnets, mais je ne suis pas écrivain. J’ai gardé de mes études un goût prononcé pour la littérature et pour les classiques, les auteurs antiques. En langue française, outre vos livres dont j’avais lu certains avant de savoir que nous nous rencontrerions, les auteurs du XIXe siècle m’attirent. La littérature anglaise aussi, Thomas Hardy.
A. N. : J’en suis folle.
C. P. : Pour écrire, il faut de l’assiduité. Dans cette matière, je n’en ai pas, je n’ai pas cette force, cette obligation intime.
A. N. : Je vous adore mais il faut que je me concentre sur ce que je bois. Qu’est-ce que le Clos des Goisses ?
C. P. : C’est une montagne mythique.
A. N. : C’est le mont Fuji du champagne ?
C. P. : C’est le mont Analogue (roman de René Daumal, ndlr).
A. N. : Encore mieux.
C. P. : C’est un coteau plein sud à 45 % de pente qui fait des vins très intenses, extrêmement minéraux car ils naissent sur la craie pure.
A. N. : Excellent. Quel beau métier vous faites !
C. P. : Pour revenir aux éventuels rapports de « l’écriture » d’un champagne avec la littérature, j’ai toujours imaginé l’assemblage, la composition, comme une structure, une construction, une architecture. Les voûtes tiennent parce que les forces s’opposent, il y a le goût, la qualité aromatique, l’acidité, tous éléments qui viennent se rejoindre et s’équilibrent. Plus le champagne est beau, plus la voûte s’élève. On pourrait faire une analogie littéraire, c’est alors une phrase qui se déroule, un roman qui se déploie de chapitre en chapitre.

Considérez-vous que le champagne est une œuvre d’art ?
A. N. : Bien évidemment. En écoutant Charles, je songeais à cette phrase de Goethe qui disait : « La musique c’est de l’architecture figée ». Au fond, le champagne c’est de l’architecture pétillante. Quand on bu un grand champagne dans les meilleures conditions, le souvenir est aussi grand que d’avoir lu Proust. Bien sûr que c’est une œuvre, elle vous change, vous n’êtes plus la même personne après, vous en devenez plus raffiné.

Quelles sont ces conditions optimales pour goûter un champagne ?
A. N. : La meilleur façon c’est d’avoir jeûné toute la journée jusqu’à 18 h, être pantelant de faim et de soif et si possible de désir, c’est encore mieux, bref, abstinent de tout sauf de travail. Alors, brusquement tout bascule, on rompt le jeûne absolu avec un très, très bon champagne, de préférence dans la compagnie la plus espérée, l’amour fou, je prends le scénario idéal. Comment s’élever mieux ?

Vous affirmez aussi qu’il doit être bu vite.
A. N. : Je suis une barbare, je suis Belge et je l’assume. L’un des bonheurs du champagne, c’est la bulle et ce qui la rend si touchante, c’est cette éphémère durée de vie, je la cueille donc à sa naissance et je bois vite, avec un très grand plaisir tout en savourant. La bouteille est là, pourquoi attendre ? Il se pourrait qu’il y en ait une seconde. J’aime cette phrase merveilleuse de Churchill qui dit du magnum qu’il est la parfaite ration de champagne pour deux gentlemen, surtout si l’un des deux ne boit pas.
C. P. : Savez-vous quelle était, au premier siècle de notre ère, la capitale de la Gaule-Belgique ?
A. N. : Non.
C. P. : C’était Reims.
A. N. : Oh, quelle belle époque.
C. P. : Il y avait chez les Romains deux Belgique : la Belgique première et la Belgique seconde. La capitale de la première était donc Reims. Au sens romain, nous sommes Belges.
A. N. : Tout s’explique, c’est pour ça que vous êtes si bien.
C. P. : La manière que vous préconisez, cette abstinence n’est que la préparation du péché.
A. N. : Je suis une grande pécheresse, ce jeûne conduit très vite à l’ivresse, celle du champagne fait partie du plaisir, bien sûr.
C. P. : C’est la grande supériorité de la religion catholique, cette conscience du péché. (rires)
A. N. : Je suis allée très loin dans l’ivresse, avec des vins beaucoup moins nobles que ceux que nous buvons aujourd’hui, jusqu’à faire des duels d’alcool que d’ailleurs j’ai tous perdus, notamment il y deux ans avec Yann Queffelec. C’était une idiotie profonde, j’ai eu mon premier black-out de mémoire. Nous étions au bord du lac d’Annecy, je me suis réveillée pour écrire - car le mécanisme est acquis, j’étais nue avec mes chaussures pleines d’eau, ce qui suppose que je suis allée me baigner nue en gardant mes chaussures. Assez causé, qu’est-ce qu’on boit ?
C. P. : Cuvée Le Léon, issue d’un lieu dit entre Ay et Dizy qui s’appelle “Le Léon”. La tradition veut que le pape Léon X en fut le propriétaire. C’est un terroir très crayeux, encore plus ferme que celui du Clos des Goisses, avec souvent le caractère des épices, ici poivre gris, poivre blanc, et un fruit très frais.
A. N. : Je suis désolée de n’être pas technique, ce vin est merveilleux, c’est la joie de vivre, quel bonheur.
C. P. : Il y a du tranchant.
A. N. : Ca fait partie du palpitant de la vie. Je ne suis pas tout à fait normale, quand c’est trop gentil, trop souriant ça ne me fait pas plaisir.
C. P. : En toute fin, ça sent la lame de couteau, l’acier blanc, le sang. Si vous vous mordez la langue vous sentirez ce goût salé.
A. N. : C’est pas possible, on s’est rencontrés dans une vie antérieure. Il y a ici la magie d’un de mes tours préférés, celui d’un magicien qui avalait une quarantaine de lames de rasoir, une prise de risque majeure, comme le dit Michel Leiris dans De la littérature considérée comme une tauromachie où le sens du risque dans l’écriture est rétabli. Malheureusement, c’est une métaphore, le seul risque que j’encours c’est que l’on me dise que mon livre est nul.
C. P. : Tous les gens qui essayent de faire quelque chose de leur vie se mettent au risque du ratage.
A. N. : Oui, mais risquer son corps tout de même, c’est le point extrême, c’est notre rêve.

Quand on fait œuvre, on doute ?
A. N. : C’est épouvantable.
C. P. : à l’instant où l’on goûte les premiers jus, on est pas sûr, mais je n’appliquerais pas le mot de doute à cette incertitude. Le doute est matière philosophique, plus élevée que la question de savoir si son vin sera bon. Je ne fais fermenter que du jus de raisin. Là, il n’y a pas de place pour l’angoisse, le doute. Je le pense sincèrement, tout le travail est de veiller au moindre détail, déployer tous les efforts pour tendre vers un progrès continu pour aller au plus près de la perfection, l’impossible Graal en ce monde. Peut-être faut-il mourir pour l’atteindre.
A. N. : Un champagne d’outre-tombe ce doit être grandiose, il faudrait revenir pour le dire.

La question du style et de l’être n’est-elle pas au cœur de la création, d’un champagne, d’un texte ?
A. N. : C’est certain. Mais je ne vis pas le processus de la même manière que Charles, c’est là que nous voyons que nous ne faisons pas la même chose. Je n’ai pas de terre, je n’ai que moi, vous voyez le pauvre terroir que je suis ! Ce que j’adore chez vous, chose rare chez les Champenois qui portent une marque, c’est la parfaite connaissance de vos sols, de vos raisins, la pratique de chacune des étapes qui font naître vos champagnes.
C. P. : Je suis un peu hybride. Historiquement, le champagne a été créé par des gens qui ne sont pas des viticulteurs. Ils achètent les raisins, les vinifient et écrivent leur phrase, élèvent leurs voûtes. La notoriété, l’image des grandes maisons de Champagne ne sont pas liées à un terroir particulier. De l’autre côté, il y a les viticulteurs attachés à une terre qui vendent leur raisins aux premiers. Et puis, il y a des petites maisons comme nous. à l’origine, ce sont des viticulteurs un peu plus développés, plus riches que les autres, qui se sont transformés en maisons. Mes ancêtres étaient vignerons, puis sont devenus commerçants. Nous sommes restés entre les deux, des assembleurs très ancrés dans le terroir. Je connais mes parcelles, avec mes pieds d’abord, et je connais celles des gens qui nous vendent leur raisin, je sais qui ils sont.
A. N. : Quel équilibre idéal que le vôtre. Je vous assure que ma terre est source d’angoisse considérable, si ça n’est pas le doute, ne sous-estimez pas mon angoisse. Ces petites choses que sont mes livres, qui semblent faciles à faire, à mon degré elles sont d’une extrême difficulté. Je sais très bien quelle émotion je cherche à atteindre, quel son je veux produire. Ma matière première ce sont des émotions ténues, l’amitié, l’amour, tel souvenir, je ne suis pas un grand écrivain qui s’attaque aux grands sujets, j’écris sur l’intime, l’infiniment ténu de l’émotion.

« Le champagne est un moyen d’effusion, le seul dont je dispose pour que s’accomplisse la magnifique phrase de la Bible… 
A. N. : …C’est par l’abondance du cœur que la bouche parle. » Oui, je suis très contente d’avoir dit ça un jour. Je veux croire que je suis un tout petit peu sympathique, sans doute suis-je dopée par votre champagne, une merveille absolue. Sans cela, je suis à peine fréquentable. Seul le champagne me sort de mon quasi autisme et me permet d’être avec vous et mes contemporains. Mais quel est ce rêve de rosé ?
C. P. : Clos-des-goisses Juste rosé 2005. C’est un champagne qui n’a pas subi un complet assassinat, il n’est pas assemblé à du vin rouge, c’est un rosé de saignée.
A. N. : Encore le sang.
C. P. : Oui, on l’a saigné. Pendant que l’on faisait du vin rouge, on a vidé une partie de la cuve et cela donne du rosé que l’on a assemblé à du vin blanc du Clos. Avec le reste de la cuve on a achevé le vin rouge, on est allé jusqu’au sang. Celui-là s’est arrêté au premier sang, un peu comme dans un duel.
A. N. : Que c’est beau !
C. P. : Cette manière permet d’avoir du goût sans la puissance des tannins durs que l’on a parfois en champagne avec les vins rouges. C’est notre style qui allie subtilité des arômes, droiture et fraîcheur. On peut en boire plusieurs bouteilles sans faillir ni défaillir.
A. N. : Voilà, le style. Le Graal pour moi c’est écrire comme du champagne.

L’amour est au cœur du champagne ?
A. N. : Jamais je ne boirai sans être amoureuse.
C. P. : Jamais pour oublier ?
A. N. : Non, c’est trop horrible. Oui, je suis toujours amoureuse d’un être humain. On en est encore là. (rires)
C. P. : On peut aussi aimer la bonne chère, je peux boire pour un autre amour, celui de la vie. Thomas Mann évoque dans un texte « sonore » la vitalité sourde qui existe dans une bouteille de champagne déposée dans l’ombre d’une cave et soudain sort au grand jour et explose dans la joie.

Le champagne est un vin récent, « moderne ». à quelques exceptions près, il est déconnecté de la religion et de son rituel, serait-ce un vin païen ?
C. P. : Les rois étaient sacrés à Reims, mais au vin tranquille. Charles X a-t-il été sacré au champagne, je l’ignore. Le champagne naît, en temps que produit social de consommation, dans la haute aristocratie, sous la Régence qui est une période de licence. Il était présent en très petite quantité, fort coûteux et réservé à une élite libertine. C’est pour cela que le champagne est pécheur dans toute son acception. Jusqu’au XIXe siècle, le champagne était bu dans les « petites maisons » et dans celles qui leur succédèrent, les maisons closes. Les gens bien élevés n’en buvaient pas, il était associé à la débauche et aux filles de joie. Pour autant le champagne n’est pas païen, il est une transgression catholique, il est fait par l’homme pour l’homme. S’il est laïc, c’est au sens neutre du terme, pas au sens militant bien sûr. La période de naissance du champagne signe son caractère, il est un vin des Lumières.
A. N. : Je pense que c’est un vin qui dépasse les questions de religion. J’ai été éduquée dans une famille catholique, on pourrait donc penser que mon vin préféré procède de ce parcours. Il se trouve que j’ai expérimenté, avec l’aide d’Indiens chamans dans la forêt amazonienne en 2012, l’ayahuasca qui est une liane comme la vigne, mais la comparaison s’arrête là. Si je vous dis que le LSD est l’équivalent de la Comtesse de Ségur comparé à Houellebecq, vous avez une idée de ce qu’est ce breuvage de macération effroyablement dégueulasse, une horreur, mais dont l’effet dépasse tout ce que l’on peut imaginer. Au cours des sept cérémonies, j’ai eu le privilège de recevoir un grand broc bien plein d’un liquide visqueux quand d’autres se voyaient administrer un dé à coudre. Vous rencontrez alors la divinité, elle vous parle, dresse votre portrait, vous fait vivre la puissance d’une forte expérience. En suite de quoi, vous vous souvenez de tout. On est dans un état supérieur de conscience, le temps est aboli, chaque nuit dure dix mille ans de transes, vous voyez l’invisible, vous voyez les esprits réellement. Eh bien, malgré cela, je mets le champagne infiniment au-dessus de toutes les drogues.

Le champagne est une drogue ?
A. N. : Bien sûr, pour moi ç’en est une. Bien plus belle et plus agréable que les autres. Quand au sortir de ces nuits j’atterrissais dans l‘aube amazonienne, c’est le champagne que je désirais profondément, intensément. J’aurais alors donné ma vie pour du champagne.
C. P. : En Occident, au cours des fêtes, l’alcool est la seule drogue licite. Si elle est liée au plaisir du goût, elle devient une chose merveilleuse qui réunit la civilisation et l’ivresse douce, élégante qui laisse le sujet intègre.

Il y a eu une « querelle du luxe » au XVIIIe siècle. Il fut considéré alors par les économistes comme producteur de richesse partagée. Alors le champagne, c’est du luxe ou c’est pas du luxe ?
A. N. : C’est le luxe des âmes bien nées, celles qui en ont le plus besoin. On les rencontre partout, ça n’est pas une marque d’appartenance sociale, ça traverse les classes.
C. P. : Aujourd’hui, le luxe évoque ce qui est cher, beau à regarder, du marketing de produits à prix élevés. Je n’aime guère cette définition. Ce que j’appellerais le vrai luxe, c’est tout simplement la qualité, les belles choses, le sur-mesure, l’artisanal pur, le vin fait à chaque millésime de façon précise, impossible à répéter, unique.

Jean-Louis Dumas, de la maison Hermès, dit que le luxe c’est ce qui se répare.
A. N. : Magnifique ! C’est en-effet ce qui laisse la place au rapport de personne à personne, pas un truc fait à la chaîne. Avoir en face de soi quelqu’un à qui l’on peut faire un reproche ou adresser un compliment pour le travail accompli et que ça ait un sens. Féliciter Apple pour son dernier téléphone, ça n’en a aucun.
C. P. : Je me fais l’avocat du diable, mais la diffusion d’un livre à des milliers d’exemplaires, cela enlève-t-il de l’unicité au texte ?
A. N. : Non, il reste l’œuvre d’un être humain et d’un seul. Je pense que plus un texte est reproduit et lu, plus il est préservé. Regardez la Bible ! Le luxe c’est aussi le clos- des-goisses 2005. (rires)
C. P. : Après le rosé, dont il n’y a que 2 500 bouteilles, que j’ai voulu sur l’agneau, voici le blanc dans le même millésime qui, paradoxalement, est plus riche pour affronter la puissance du langres. Nous en avons fait 20 000 bouteilles. Nous avons peu de collectionneurs, les gens qui nous boivent sont des amateurs, nous avons des amants. On pourrait aussi se poser la question de l’unicité d’un vin quand il est bu par mille amants.
A. N. : En mystique pure, Dieu peut accorder les plus belles jouissances à toutes ses créatures, sans être moins Dieu et sans que le plaisir qu’il donne en soit affadi.

Le génie du champagne, c’est le commerce ?
C. P. : Le champagne a été développé par les marchands. Aujourd’hui, on assiste a une sorte de transformation un peu bourguignonne. On s’est longtemps concentré sur les attributs émotionnels, imaginaires, oniriques du champagne. Depuis une dizaine d’années, on revient vers la qualité intrinsèque, celle qui fonde réellement l’émotion. Quand en 1930 on buvait les marques Moët et Chandon ou Veuve Clicquot, on buvait quelque chose qui, aujourd’hui, ne passerait pas nos gosiers. Parce que c’était parfois juste du vin qu’on avait fait mousser. Quand il était bon, tant mieux, quand il ne l’était pas, tant pis, les gens le buvaient sans y penser. Depuis, on a augmenté notre conscience du plaisir. Pour ma part, je ne suis pas dans le glamour, la promotion du luxe apparent, je suis beaucoup plus soucieux de faire savoir que le vin est bon, cause première du plaisir. Je ne veux pas que l’on dise que Philipponnat est une marque prestigieuse, inaccessible. Je la veux partagée.
A. N. :: Vous voulez être l’Amélie Nothomb des champagnes, c’est ça ? (rires)
CP : Oui, voilà. Vous voulez que vos lecteurs vous aiment, eh bien je veux que mes buveurs m’aiment.
A. N. : Avec mes lecteurs, c’est un amour totalement partagé. J’éprouve la même curiosité pour eux qu’ils manifestent d’intérêt pour moi. Je reçois quarante lettres par jour et je réponds à tout ceux qui le méritent soit 95 % du courrier. J’écris à la main à chacun.

Existe-t-il une communauté comparable d’amateurs de Philipponnat ?
C. P. : Nous recevons des lettres d’admirateurs et les réseaux sociaux ont multiplié la correspondance. Nous avons une page Facebook où les gens nous disent des choses. J’ai une page personnelle où les gens témoignent leur affection. Comme on dit dans les réacteurs nucléaires, c’est le cœur !

Le champagne est mondialement partagé, pourquoi avoir voulu le rendre universel avec ce classement au patrimoine mondial de l’Unesco ?
A. N. : Encore une fois, avec le champagne, le rapport personnel demeure à l’opposé des objets manufacturés mondialisés. Avec l’universel on peut tomber dans l’oubli pendant 10 000 ans, ça c’est vu par exemple avec les peintures des grottes ou des textes gravés et redécouverts. La beauté et l’émotion en sont intactes. Le critère de l’universel, c’est l’éternité.
C. P. : Le vin est présent dans la Bible et même dans le Coran. Le mondialisé c’est de l’économie, c’est juste de la diffusion. Cette notion n’est pas incompatible avec l’universel, mais s’ajoute ici quelque chose de l’œuvre de l’esprit des hommes, de l’authentique et de la beauté qui s’y attachent. Le champagne en fait-il partie ? Oui, à fortiori quand une grande femme de lettres en parle.

Propos recueillis par Jean-Luc Barde

Entretien réalisé au restaurant Le Taillevent à Paris, avec la complicité inspirée de son équipe.

Photos Mathieu Garçon
Les vins
Ce jour-là, les vins de la maison Philipponnat ont accompagné le déjeuner
Mareuil-sur-Aÿ, extra brut 2006
Le Léon, Aÿ grand cru, extra brut 2006
Clos des Goisses, Juste rosé brut 2005
Clos des Goisses, brut 2005
Marc de champagne blanc du Clos des Goisses

Deux biographies
Amélie Nothomb 
Née le 9 juillet 1966 à Etterbeek, Bruxelles. 
Premier roman, Hygiène de l’assassin, en 1992, Prix René Fallet, Prix Alain Fournier.
Stupeur et Tremblements en 1999, Grand prix du roman de l’Académie française.
Dernier roman paru, Le crime du comte de Neuville, en 2015
Toute son œuvre est publiée chez Albin Michel
Charles Philipponnat
Né le 9 novembre 1962 à Epernay d’un père chef de caves et d’une mère bouchonnière. Sciences-Po Paris, droit et Insead. Début de carrière chez Moët & Chandon, chargé des relations avec le vignoble à la direction œnologique puis à la direction générale. Après quatre ans en Argentine, rejoint et dirige Philipponnat depuis février 2000.


Ce texte a été publié sous une autre forme et sous un autre titre dans le supplément Vin du Journal du Dimanche du 19 juin 2016

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